Date de publication:
15/02/2019
Qui parle du travail ? Qui entend-on dans les champs médiatiques et politiques lorsqu’il s’agit d’en parler ? En général, ce ne sont pas les salariés eux-mêmes. Pas qu’eux seuls pourraient en parler, mais cette absence est lourde de sens …
Souvent, les salariés n’ont que très peu la parole. Le travail salarié est principalement parlé non pas par ceux qui l’accomplissent mais par ceux qui entendent le régenter. Leurs discours est par conséquent directement lié à un projet de domination.
C’est là que transparaît une caractéristique centrale de la condition salariale dans les régimes réputés démocratiques. Les « salariés-citoyens » ne sont pas habilités juridiquement à intervenir sur les fins et les moyens de leur travail. Ils sont obligés économiquement de vendre leur force de travail sur le marché.
Les pouvoirs politique et économique qui entendent régenter le travail propagent une idéologie selon laquelle le travail est dans le domaine économique un coût (on ne cesse de parler du cout du travail et des charges sociales) et dans le registre politique et moral un impératif auquel personne – entendez personne dans les classes populaires – ne pourrait se soustraire.
Le travail est un impératif moral lorsqu’il est encadré par la relation salariale. Les salariés sont confrontés à un discours et des politiques qui les confrontent à des contraintes bien réelles. Ceux-ci peuvent se résumer sous la forme de sept commandements tant ils acquièrent le statut de dogmes des politiques européennes de l’emploi :
Sur le marché du travail, tu te présenteras
Des compétences, tu acquerras
Ton employabilité, tu développeras
Ta disponibilité, tu prouveras
De la flexibilité, tu afficheras
A ton entreprise, tu adhéreras
Au travail, du bonheur tu éprouveras
La caractéristique de ces commandements et des politiques qui les portent, c’est de faire du travail, question politique et sociale, une question de responsabilité individuelle et d’adaptation personnelle. Autrement dit, le travail est un donné, seul le travailleur pourrait être changé et adapté à des exigences définies par les pouvoirs qui entendent le faire concourir sur le marché.
Alors que le salariat est un rapport social entre des propriétaires de forces de travail et des employeurs qui contraint économiquement les premiers à se présenter sur le marché du travail. Placés dans des relations de concurrence entre eux et d’inégalité, ils sont par ces commandements sommés de devenir « entrepreneurs d’eux-mêmes ».
Alors que le travail est une question politique (qui fait quoi ? Pour qui ? Dans quelles conditions ? Qui le contrôle ? Qui le décide ?), qu’il devrait dans une perspective démocratique faire l’objet de délibérations collectives, l’approche dominante réduit le salarié à un être illégitime pour intervenir sur les fins et moyens de son travail.
Dans ce registre, la question traitée par les politiques néolibérales est celle de l’adaptation des salariés à des conditions définies par d’autres, c’est-à-dire par le capitalisme, le management néolibéral, les politiques de flexibilité, etc. Ces conditions définies par d’autres (la classe capitaliste et ses organisations, les gouvernements engagés dans le radicalisme néolibéral) portent sur les compétences à acquérir, la réactivité du marché du travail, l’employabilité des candidats, la flexibilité et la disponibilité de la force de travail, … Elles portent aussi sur ce qu’il serait raisonnable d’accepter pour un salarié comme conditions de travail et de salaire en s’appuyant sur des comparaisons avec des lieux où la précarité sociale est davantage organisée. Ainsi donne-t-on corps au principe de compétitivité.
La démarche proposée ici dans « Travailler Aujourd’hui » est, à l’opposé, de comprendre ce qui se joue au travail et dans l’emploi en s’intéressant à la parole des salariés et à des recherches qui tentent de comprendre les relations de travail et les rapports sociaux qui les produisent.
Le travail que je présente ici invite à partir à la rencontre de salariés qui racontent leur travail. Au travers de leurs récits, on découvre leurs trajectoires de vie, leurs emplois, leurs expériences professionnelles, des formes d’organisation, des résistances individuelles et collectives ainsi que des conditions de travail parfois difficilement imaginables.
Ce projet a émergé au fil d’une pratique – la formation en éducation permanente généralement dans le mouvement syndical – et de constats relatifs à la grande invisibilité des salarié(e)s et de leurs conditions de travail. C’est au fur et à mesure des rencontres avec des travailleurs de secteurs d’activité très divers que s’est imposé le projet de pouvoir rendre compte de ce que nous entendions quotidiennement sur le travail et qui était si peu visible.
On découvre aussi les réalités très multiples qui l’entourent. Le travail est un concept bien abstrait tant sous son appellation sont réunis des activités et des conditions terriblement diverses.
Difficile de résumer plus de quarante entretiens réalisés avec des personnes aux parcours de vie très variés et dans des secteurs d’activité très diversifiés, mais voici quelques éléments qui transparaissent. Ils donnent à voir et à penser les conditions de travail d’aujourd’hui aux travers de la parole des salariés dont je livrerai ici quelques « morceaux choisis ».
Il sera tout d’abord question du travail comme source d’identité et comme théâtre de l’ingéniosité des salariés, ensuite des formes d’organisation et de désorganisation du travail, dans un troisième temps des formes de violence et de résistance. Des conclusions poseront la question du salariat aujourd’hui des formes d’action collective qui peuvent soutenir l’amélioration des conditions de travail et dessiner des perspectives afin de reconstruire un projet d’émancipation collective.