Date de publication: 
27/12/2020
Auteur: 
Bruno Poncelet
Nombre de signes: 
95571

Dans nos sociétés libérales individualistes, il est de bon ton de critiquer l’inefficacité légendaire des collectifs - à commencer par les pouvoirs publics lorsqu’ils s’immiscent de trop près dans l’économie. C’est bien connu : dès qu’ils entendent réguler l’activité des entreprises ou carrément prendre en main des activités productives, les états seraient comme des éléphants dans un magasin de porcelaine. Même en cherchant à bien faire, ils ne pourraient s’empêcher de causer des dégâts en bridant inutilement l’économie, cassant ainsi la poule aux œufs d’or. Pour éviter ce scénario catastrophe, les politiques d’inspiration libérale font le pari suivant : plus on laisse de libertés au marché en faisant reculer les intrusions de l’état dans l’économie, plus les entreprises privées peuvent agir à leur guise, plus la société sera prospère.

Initiées au Chili sous la dictature du tyran sanguinaire Augusto Pinochet (Président non élu de 1974 à 1990), au Royaume-Uni sous la férule de Margareth Thatcher (Première ministre de 1979 à 1990) ou bien encore aux Etats-Unis sous Ronald Reagan (Président de 1981 à 1989), les politiques d’inspiration libérale ont rapidement gagné du terrain au point de dominer le paysage politique des quatre dernières décennies[1]. Plus que d’autres, l’Union européenne en a fait son credo en élaborant ses décisions majeures comme : pousser à la privatisation de nombreux services publics nationaux, mettre en place un marché unique européen reposant sur le principe du « laissez faire, laissez aller » (une vieille recette datant du XVIIIe siècle), créer l’euro sur base d’une libre-circulation inconditionnelle des capitaux propulsant les investissements européens dans l’économie-casino des subprimes américains, sans oublier l’installation d’un marché carbone (également spéculatif) largement inconsistant pour lutter contre le réchauffement climatique.

Toutes ces recettes étaient censées nous mener au bonheur, au bien-être, à la paix et à la prospérité. Qu’il n’en soit rien est évident. Mais qu’importe aux zélatrices du marché : depuis la chute du Mur de Berlin, l’URSS est systématiquement prise en exemple comme preuve irréfutable des dangers du collectivisme, justifiant par contraste l’idée que la démocratie serait indissociable d’acheter et vendre ce que l’on veut sur le marché. Vu sous cet angle, l’économie de marché est un garant quasi constitutionnel de la liberté individuelle. Une liberté toutefois très relative pour les migrants, les chômeuses, les handicapés sans ressources, les étudiantes issues de milieux pauvres et l’ensemble des travailleurs précaires… auxquels le marché n’a rien de mieux à offrir qu’un taudis en guise de lieu de vie, des restaurants du cœur en guise de sortie festive, un sugar dady en guise d’accès aux études et des fins de mois difficiles en guise d’horizon grise-mine…

Bien réels, ces drames n’émeuvent guère les partisanes du tout-au-marché qui ont une réponse inamovible : dans un monde où chacun est libre d’agir à sa guise, l’échec est toujours un tort individuel, jamais une responsabilité collective. Un mantra individualiste asséné dès 1987 par Margareth Thatcher qui affirmait : « la société n’existe pas. Il y a juste un tissu vivant constitué d’hommes, de femmes et de gens, et la beauté de ce tissu et la qualité de nos vies reposent essentiellement sur comment chacun d’entre nous est prêt à prendre ses responsabilités pour s’assumer lui-même et comment chacun d’entre nous est prêt, par ses propres moyens [individuels], à s’intéresser et à aider ceux qui sont malheureux. »

Dans cette vision du monde, la société est un leurre. Une réalité fantasmagoriques et dangereuse qu’il faut combattre en exigeant de l’état qu’il s’efface au profit des libres entreprises individuelles. Tant mieux si elles sont généreuses. Tant pis si elles ne le sont pas. La seule chose vitale étant de pas écraser les activités marchandes sous le poids de structures étatiques sclérosant le dynamisme économique. En 1992, l’idéologue Francis Fukuyama surenchérissait en présentant les démocraties libérales comme l’aboutissement ultime de l’évolution politique du genre humain. D’où le titre de son livre : La Fin de l’histoire ou le Dernier Homme.

L’histoire, il en sera précisément beaucoup question dans cette étude consacrée à l’importance des collectifs dans nos vies. Une importance multiforme qui prend sa source dans un passé lointain, joue un rôle crucial dans l’évolution des espèces, protège les premiers pas d’Homo sapiens sur la planète (il y a 300.00 ans environ), accompagne toutes les grandes civilisations et porte sur ses épaules l’avenir du genre humain. Pour le meilleur comme pour le pire…

En soulignant l’omniprésence des collectifs dans nos vies, l’enjeu est de dévoiler les failles structurelles des discours ultra-individualistes. Non pour louer et applaudir toute forme de collectif existant mais bien pour s’interroger : si l’individu n’est pas le centre de gravité absolu des sociétés, qu’est-ce que qui occupe ce centre dans nos sociétés libérales prétendument individualistes ?