Date de publication:
29/11/2013
Comment vivre en sécurité ?
De nos jours, cette question fait l’objet d’une attention médiatique constante à travers des reportages couvrant de nombreux faits divers (notamment des agressions et des vols), dont la répétition quasi quotidienne laisse à penser qu’une agression peut arriver très vite, à tout moment et nous toucher tous. Face à ce sentiment d’insécurité, les gouvernements multiplient les initiatives « musclées » visant à montrer qu’ils prennent le problème à bras-le-corps et travaillent activement à protéger leurs citoyens. Ainsi, à intervalles réguliers, des émissions télévisées sont consacrées aux forces de l’ordre (dont on peut suivre la difficulté du travail), et nombreux sont les messages politiques expliquant l’énergie mise à lutter contre un ennemi particulièrement sournois : le terrorisme international.
D’après ces messages diffusés quotidiennement, l’éventail de l’insécurité va de la petite délinquance (agressions et vols) au crime international organisé. Pourtant, à bien y réfléchir, l’insécurité ne concerne pas que les seules thématiques sécuritaires. En effet, pour se sentir en sécurité, il convient aussi de pouvoir subvenir à ses besoins, c’est-à-dire : avoir un travail correctement payé pour se loger, se nourrir, se vêtir, et donner l’occasion à tous les enfants d’avoir accès à un enseignement de qualité. Cette forme de sécurité-là (qu’on pourrait appeler la protection sociale) va de moins en moins de soi. En témoignent les délocalisations, restructurations et autres fermetures d’entreprises, mais également la dégradation des conditions de travail (pression salariale à la baisse, multiplication des contrats de travail précaires, horaires de plus en plus flexibles…) : autant de reculs sociaux étroitement liés à la volonté politique de renforcer la compétitivité et la concurrence économique. La pauvreté progresse, tandis que le monde syndical se plaint de mesures de plus en plus répressives contre le droit de grève, empêchant les travailleurs de mettre en place un rapport de forces lorsque les négociations avec les représentants patronaux échouent à trouver un terrain d’entente. Bien entendu, les organisations patronales plaident de leur côté la liberté de travailler, qui serait remise en cause par les grévistes (mais jamais par les délocalisations et restructurations d’entreprises !).
Dans ce débat, un rappel historique est sans doute nécessaire : durant plusieurs décennies, l’arbitraire étatique et la répression policière se sont acharnés contre les travailleurs (dont les réunions furent interdites durant une large partie du XIXesiècle). Conquis de haute lutte, le droit de grève a donné des moyens de pression collectifs aux travailleurs, contribuant ainsi à donner vie aux mécanismes de la concertation sociale (négociations entre travailleurs et patrons sur l’organisation du travail et la répartition des richesses). Cette démocratisation de l’économie a ensuite contribué à façonner une société plus sûre, en accordant des droits sociaux aux travailleurs (comme les congés payés) et en mettant en place des filets de protection sociale permettant à tous (y compris les plus pauvres) d’avoir accès à des soins de santé et à un revenu minimum. Les avantages de cette politique de protection sociale se sont également étendus à de nombreux secteurs marchands (loisirs, vacances, aménagement intérieur des maisons…), qui ont prospéré grâce au pouvoir d’achat accru des salariés. Malgré ces évidences historiques, le droit de grève est aujourd’hui présenté comme un handicap remettant en cause la compétitivité des entreprises, et nuisant à la liberté de travail de celles et ceux qui ne veulent pas faire grève.
On le constate : la sécurité est un thème plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Selon qu’on optera pour une définition étroite (la sécurité, c’est le droit à ne pas se faire agresser) ou large (la sécurité, c’est le droit d’avoir les moyens de vivre dignement dans une société pacifique), les enjeux ne sont pas les mêmes. Les deux visions peuvent en effet se télescoper, voire mener à des politiques contradictoires, lorsque des politiques sécuritaires remettent en cause des acquis de la protection sociale. C’est ce qui s’est produit en Grèce et en Espagne (notamment), où les manifestations massives de la population contre l’austérité ont donné lieu à des actions très musclées des forces de l’ordre.
De fait, la démocratie et la sécurité entretiennent des relations ambiguës.
D’un côté, la sécurité est un droit démocratique fondamental : tout un chacun doit pouvoir mener sa vie à l’abri de la violence, en se sentant protégé par des lois et des services publics (forces de police, juges, tribunaux…) visant à combattre les individus et groupes criminels.
D’un autre côté, les politiques sécuritaires et répressives doivent être contenues dans certaines limites. En effet, si les forces de police ont tout pouvoir, si l’État peut définir et réprimer le « crime » au gré de sa volonté, on est face à une tyrannie qui peut user de violence en toute impunité : intimidations politiques, arrestations arbitraires, tortures policières, disparitions d’opposants, etc.
Pour éviter cette dérive dictatoriale, les démocraties ont inventé trois principes, trois garde-fous fondamentaux :
- la séparation des pouvoirs, qui interdit à un groupe social particulier de cumuler trop d’outils de domination et de répression entre ses mains ;
- le droit pour les personnes reconnues comme citoyen à part entière de participer à la vie politique (par exemple, les ressortissants d’un pays y jouissent du droit de vote et d’éligibilité) ;
- la reconnaissance de libertés fondamentales (droit à la libre expression, à la vie privée, aux réunions collectives, aux manifestations et protestations…) accordées à tous, y compris aux personnes ne jouissant pas de droits politiques.
Cette extension à tous des libertés fondamentales est vitale. Sans quoi l’histoire bégaie et reproduit les injustices qui frappèrent jadis les travailleurs interdits de réunion collective (au XIXesiècle), voire d’autres catégories de la population : les populations indigènes (au temps de la colonisation), les femmes (au temps où le machisme juridique les plaçait sous tutelle de leur mari), ou les populations noires aux États-Unis ou en Afrique du Sud (au temps où les discriminations racistes y avaient force de loi).
Pour évaluer le bienfondé des politiques visant à nous mettre en sécurité, il est donc important d’accorder une large place à la démocratie, entendue ici comme la reconnaissance de droits politiques (aux citoyens à part entière) et de libertés fondamentales (accordées à tout le monde, y compris des catégories de personnes ne jouissant pas de la citoyenneté à part entière). Qu’en est-il dans l’Europe d’aujourd’hui ?